jeudi, 03 mai 2012

Le handicap sous un jour inédit

Donner à voir les personnes en situation de handicap sous un jour inédit : tel est l'objectif de Karine Lhémon, photoreporter pour Faire Face et artiste plasticienne. Elle est à l'affiche du Salon de Montrouge (92) qui ouvre ses portes demain et jusqu'au 30 mai à la jeune scène artistique contemporaine. Un événement qui, comme c'est le cas depuis quatre ans, offre en parallèle de la sélection officielle, un espace à 10 artistes-élèves d'une école d'art. Ceux de l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne - Département Arts plastiques et sciences de l'art, dont fait partie Karine Lhémon, ont intitulé leur exposition "Blank generation".

Faire Face : Au Salon de Montrouge, vous présentez une série de photos intitulée "Marine et Aziz" qui rejoue la déposition du Christ par la Vierge. Pourquoi le recours à des personnes handicapées comme modèles ? art,handicap,salon de montrouge,karine lhémon

Karine Lhémon : Aujourd'hui le corps se doit d'être parfait, beau et en bonne santé. Etre atteint d'un handicap – ce qui peut arriver à n'importe qui - suppose une acceptation, une "traversée" et l'intériorisation d'une différence physique, constamment soumise au regard des autres. Je m'intéresse depuis le début de ma pratique professionnelle, que ce soit dans les commandes ou mes recherches artistiques, à toutes formes d'exclusion. Avoir une singularité comme un plus, et non comme un obstacle.

De plus, je travaille sur la "notion d'entrevoir" : mes modèles ont-ils vraiment un handicap ? Sur les photos ce n'est pas forcément visible: on peut se poser la question car ce n'est pas ce que je cherche à donner à voir a priori. Ils renvoient plutôt à nos propres handicaps.

De plus, souvent, la photographie est perçue comme un médium vrai. On croit aux images qu'on voit. Mais il n'y a pas de vérité de l'image, que des "vraies fausses" images. L'art est une manière de donner une idée de l'image vraie, mais qui est toujours subjective et existe comme représentation.

Dans la photographie existe la notion d'image acheiropoïète, c'est-à-dire "non faite de main d'homme" comme l'image du Saint Suaire de Turin photographié au début du XXe siècle, et qui  révélait la sainte face du Christ. Or, une étude scientifique postérieure a prouvé que ce suaire date du XIIIe  siècle. Néanmoins de nombreux croyants continuent d'avoir foi en cette image...comme étant celle de Jésus en personne.

FF : Comment se fait le passage - ou le partage - entre vos pratiques de photoreporter et d'artiste dans le traitement du handicap ?

K.L. : Pour moi, il est très important d'établir des passerelles entre les deux pratiques. Dans mes reportages, je traite toutes formes d'exclusion : précarité, chômage, maladie, handicap, etc. Quant au thème central de mes recherches, il s'agit de l'entre-deux identitaire, qui rejoint mon intérêt pour le handicap. Au fil des rencontres, une phrase revient souvent : « J'en ai assez d'être vu seulement comme une personne handicapée. »

Or ce qui m'intéresse, c'est la notion d'anormalité, conceptualisée par le philosophe Gilles Deleuze. Entre anormalité et anomalie : non pas une situation hors normes, mais singulière.

FF : En quoi les personnes handicapées sont-elles une source d'inspiration singulière?

K.L. : Marc Quinn est un artiste contemporain anglais qui a exposé à Trafalgar Square, à Londres, une sculpture monumentale d'une femme artiste, nue, enceinte, et ...handicapée. Cela a suscité un énorme tollé. Or l'amiral Nelson amputé d'un bras trône au sommet de sa colonne sur cette même place et ça n'a jamais gêné personne. Songez aussi à la Vénus de Milo dont la beauté est incontestable! Marc Quinn explique que, pour lui, les personnes handicapées sont les "héros modernes". Je reprends volontiers cette affirmation à mon compte.

FF : N'y a-t-il pas un danger à envisager les personnes en situation de handicap de façon manichéenne, soit en victimes, soit en "héros modernes" ?

K.L. : J'ai rencontré des personnes avec toutes sortes de handicaps qui ont des vies très actives : elles sont exemplaires pour moi à bien des égards. Il s'agit d'un héroïsme ordinaire face à toutes les difficultés rencontrées dans nos sociétés normatives pour toute personne vivant avec ses différences : à travers mon travail je veux lutter contre la tyrannie des apparences et questionner sur les parts d'étrangeté qui existent ...en chacun de nous.

(Propos recueillis par Bastien Gari - Photo © Bastien Gari/ Karine Lhémon - Série "Marine et Aziz", 4 photographies couleur tirage papier offset)

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